Lors de la soirée sur l’Ukraine organisée par “Bienvenue à Villecomtal”, nous avons reçu le témoignage d’Alla Frenkel, déplacée Ukrainienne installée à Villecomtal.
Alla est devenue une figure Villecomtalaise et son sourire égaye chacune de nos rencontres. Il me semblait important que chacun puisse lire et s’imprégner de ce témoignage.
Nous avons une pensée pour tous nos amis Ukrainiens accueillis à Villecomtal.
La force de l’Ukraine réside dans son peuple.
Merci Alla pour cette leçon de courage et d’espoir.
-Patrice Philoreau-
Je suis née en 1948, seulement trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les souvenirs de ce que ma famille et mes proches avaient enduré étaient encore très frais dans leurs mémoires. Car, lorsque cette terrible guerre a commencé, mes parents avaient déjà quatre fils âgés de 8 à 1 an. La faim, le froid et l’occupation étaient le lot quotidien de ma mère, de mes grands-mères et de mes petits frères. Mon père est parti au front en 1941 et n’est revenu qu’en 1946, après avoir été captif dans un camp de concentration.
Mon village natal a été presque entièrement brûlé par les fascistes lors de leur retraite. Beaucoup d’hommes sont morts au front. Et c’est probablement pour cette raison que, durant mon enfance, j’entendais souvent ces mots : « Pourvu qu’il n’y ait plus jamais de guerre ! »
Mais j’ai compris le véritable sens de ces mots le 24 février 2022, à 5 heures 10 du matin, quand, étant moi-même mère, grand-mère et arrière-grand-mère, je me suis réveillée au son des premières explosions de bombes et d’obus qui secouaient Kharkiv. En effet, notre ville se trouve à seulement 30 kilomètres de la frontière avec la Russie. Horrifiée, je courais dans mon appartement, ne sachant que penser de ce qui allait arriver à mes enfants, mes petits-enfants et mon arrière-petit-fils. Presque immédiatement, le téléphone a sonné. C’était ma fille. Elle m’a dit : « Maman, nous quittons la ville. Prépare-toi ! » J’ai répondu : « Partez, ma fille, sauvez-vous ! Sauvez les enfants ! Moi, je reste. » Pourquoi suis-je restée ? Je comprenais qu’ils partaient vers l’inconnu, et je craignais, à mon âge, d’être un fardeau pour eux.
Je vais vous raconter un peu ce qui s’est passé au début de l’agression russe dans deux villes ukrainiennes : Kharkiv et Marioupol, à travers l’exemple de ma famille.
Dès le premier jour de la guerre, des chars russes ont pénétré dans Kharkiv, défilant dans ses rues. La situation semblait catastrophique. Mais les forces de défense ukrainiennes ont réussi à repousser l’ennemi. C’est alors que les Russes ont commencé à bombarder la ville sans pitié, jour et nuit, frappant les zones résidentielles, les bâtiments administratifs et les infrastructures critiques avec de l’artillerie, des chars et des lance-roquettes Grad. À cause de cela, nous avons passé plusieurs jours sans eau, électricité, gaz, chauffage ou internet dans nos appartements. Les ascenseurs ne fonctionnaient plus. Presque tous les habitants de notre immeuble de 64 appartements sont partis. Il ne restait que très peu de monde. De jeunes voisins m’aidaient : ils apportaient de la nourriture, des médicaments et de l’eau, car je vis au dixième étage d’un immeuble de seize étages. Je ne dormais que quelques heures par nuit, lorsque les bombardements se calmaient un peu. Si les explosions se rapprochaient, je courais me réfugier dans la salle de bain. Le soir, la ville était plongée dans le noir. Les réverbères ne fonctionnaient plus, les fenêtres des immeubles ne brillaient plus. Il fallait respecter les consignes de camouflage lumineux. Je me souviens d’un soir, où, en entrant dans ma cuisine, j’ai vu une énorme sphère lumineuse s’élever derrière l’immeuble d’en face. J’ai pensé que c’était une bombe et j’ai eu très peur. Mais ce n’était que la lune…
Les obus ont endommagé les maisons où vivaient mon fils, ma fille, mes petits-enfants et mon arrière-petit-fils. Heureusement, à ce moment-là, ils avaient déjà quitté Kharkiv, comme des milliers d’autres habitants. Une bombe a touché la crèche que fréquentait mon arrière-petit-fils Demid en temps de paix.
Finalement, ma famille a insisté pour que je quitte Kharkiv. Il y avait un réel danger que les troupes russes encerclent la ville. Le 31 mars, le père d’une camarade de classe de mon petit-fils, Leonid, est venu me chercher. Depuis la fenêtre de la voiture, je regardais la ville déserte, les rues bloquées par des hérissons antichars, les bâtiments détruits, les fenêtres brisées, et je n’arrivais pas à croire que tout cela nous arrivait.
Je suis d’abord partie dans une région plus sûre d’Ukraine, puis en France, à Villecomtal, chez ma fille.
Ce printemps, la Russie a tenté une nouvelle fois de s’emparer de Kharkiv, la ville héroïque. Mais elle a échoué. Et elle échouera toujours !
Quant à Marioupol, dix membres de ma famille y vivaient avant la guerre : deux de mes frères, leurs enfants et leurs petits-enfants. En quelques jours, les Russes ont encerclé la ville et ont commencé à la détruire méthodiquement. La ville de 500 000 habitants s’est retrouvée sans eau, sans électricité, sans chaleur, sans nourriture, sans communication. Mon frère m’a dit plus tard que c’était l’enfer.
Nous ne savions rien de nos proches, s’ils étaient vivants ou morts.
Ce n’est qu’au bout d’un mois que nous avons appris ce qui s’était passé là-bas.
Mes jeunes proches ont réussi à quitter Marioupol lorsque les premiers couloirs humanitaires ont été ouverts.
Mes frères sont restés à Marioupol. L’appartement de mon frère Fiodor a complètement brûlé. Lui et sa femme malade ont vécu une semaine dans un garage. Et lorsqu’il est devenu trop dangereux d’y rester, il a traversé à pied toute la ville sous les bombardements pour demander de l’aide à mon frère Ivan, dont la maison avait été épargnée. Ensemble, ils sont revenus en voiture pour sauver la femme de Fiodor.
Mais le 25 mars, mon frère Ivan est parti pour s’occuper de quelques affaires et n’est jamais revenu. Ce n’est que le 7 avril que nous avons appris qu’il avait été tué par des soldats russes dans sa voiture, sur le chemin du retour. Nous ne savons pas où il est enterré, ni même s’il a une tombe.
Mon frère Fiodor et sa femme ont miraculeusement survécu et se sont installés dans la ville ukrainienne de Khmelnitski. Mais les épreuves qu’il avait endurées ont ruiné sa santé, et le 9 mai 2024, il est décédé.
La ville de Marioupol a été réduite en ruines. 100 000 habitants ont péri. Je vous donnerai un fait terrifiant. Le 16 mars 2022, l’armée russe a bombardé le Théâtre Dramatique de Marioupol. Selon les estimations, entre 800 et 1200 civils s’y étaient réfugiés : des femmes, des enfants et des personnes âgées. À ce jour, le nombre exact de victimes reste inconnu.
L’armée ukrainienne a lutté pendant 87 jours pour défendre la ville. Mais les forces étaient inégales, et Marioupol a été occupée par les troupes russes.
La guerre a laissé une empreinte sanglante et indélébile dans l’histoire de ma famille. Elle a détruit non seulement nos maisons, mais aussi nos vies. Beaucoup d’entre nous, autrefois heureux et prospères, sont devenus des réfugiés dispersés dans 11 pays à travers le monde… J’accompagne mon récit de quelques photos, mais croyez-moi : aucune photo ne peut rendre compte de l’ampleur des destructions subies par notre pays ! Elles ne transmettent ni notre douleur ni notre chagrin. Qui nous rendra les vies des milliers de soldats, d’enfants et de civils qui sont morts dans cette guerre ?
Avions-nous imaginé que la Russie attaquerait l’Ukraine – un pays avec lequel elle partage une histoire millénaire, une culture commune, une foi orthodoxe ? Jamais ! Nous nous considérions comme des peuples frères, nous avons combattu ensemble pendant la Seconde Guerre mondiale et nous avons vaincu le fascisme !
Nous savions que la Russie avait massé ses troupes à nos frontières, mais nous espérions qu’il ne s’agissait que d’exercices militaires. Comme nous nous sommes lourdement trompés !
Mais l’ennemi s’est également trompé en pensant qu’il pourrait conquérir notre pays en quelques jours. L’Ukraine a tenu bon, et elle se bat pour sa liberté et son indépendance grâce au courage de ses Forces Armées et de son peuple. Toutes les nations démocratiques se sont rangées de notre côté, du côté de la lumière, pour soutenir l’Ukraine dans sa lutte ! Et nous obtiendrons une paix juste ! Car le bien triomphe toujours du mal !
La France apporte activement son aide à ma ville natale de Kharkiv en ces temps difficiles. Le 14 juillet 2024, notre ville a accueilli l’Ambassadeur de la République française en Ukraine, M. Gaël Veyssière. Il a remis 13 générateurs qui seront d’une grande utilité pour les habitants de Kharkiv durant l’hiver. Il a également apporté une aide matérielle aux écoles de Kharkiv, endommagées pendant la guerre. En septembre, le maire de Kharkiv, Ihor Terekhov, s’est rendu à Paris et a rencontré Madame Anne Hidalgo, maire de Paris.
Je tiens à profiter de cette occasion pour exprimer ma profonde gratitude à la France et au peuple français pour leur soutien et leur aide précieuse à l’Ukraine !
Un remerciement tout particulier à vous, habitants de Villecomtal, pour nous avoir accueillis, pour avoir partagé avec nous tout ce que vous aviez, et surtout pour la chaleur de vos cœurs ! Nous ne l’oublierons jamais ! Que le bien que vous faites vous revienne à vous, à vos enfants et à vos petits-enfants ! Que la paix et le bonheur accompagnent toujours vos vies !
Vive la France !
Gloire à l’Ukraine !